Visite matinale

En sortant du théâtre, je me dirige tout naturellement vers le rat d'égout. C'est fermé à cette heure, il est à peine 9h. Je frappe à la porte, en jetant un oeil à l'intérieur pour tenter d'apercevoir Denis. J'ai envie d'un café et d'une compagnie plus amusante que les danseuses du théâtre et le proprio coincé.

Il est 9h et je reviens à peine du marché. Je suis donc en train de ranger les victuailles quand on frappe à la porte. En général, peu de monde ne vient ici le matin, et je devine qu'il s'agit de Roksana. Il n'y a qu'elle qui est admise à cette heure.
Je vais donc ouvrir la porte pour la laisser entrer.

- Salut toi. Vas y entre.

Pas la peine de lui préciser qu'elle peut faire comme chez elle puisqu'elle sait très bien qu'elle est ici chez elle.

Je souris et referme vite la porte pour garder la chaleur : nous sommes au printemps, mais il fait encore froid, le matin.

-Salut! On a fait une fête pour l'anniversaire de la femme du patron hier soir, on a fini à 2h ce matin. Ils commencent à me saouler tous les deux. Comme si on avait que ça à faire, de fermer le théâtre pour honnorer madame!

Je me sers une tasse de café et hausse les épaules :

- Je ne saurai pas te dire qui m'exaspère le plus : lui à genoux devant elle, ou elle avec son caractère de mégère... Et ça se prend pour des dieux parce qu'ils cotoient la famille royale. Personne ne leur a dit que c'était les danseurs et surtout les danseuses que venaient voir les spectateurs! Tu aurais du la voir, elle, hier, avec assez de bijoux pour ouvrir une quincaillerie!

Je sais que Denis ne porte pas mes patrons dans son coeur : ils sont arrogants, méprisants et totalement sans intérêt. Ils sont détestés par tout St Pétersbourg. La famille royale ne les tolère que parce que l'équipe de danseurs est la meilleure de toute la Russie. Et ils n'y sont pas pour grand chose...

- Pour honorer Madame tu dis? Il a beau jeu de faire ca ton patron. Je le vois ici quelques fois et je peux te dire qu'il ne fait pas que boire et manger. Enfin, s'ils aiment faire comme ca, on ne va rien dire. D'autant que moi, tant qu'il consomme...

Bon d'accord, je ne l'aime pas du tout, mais au moins, il me laisse son argent régulièrement. Non pas que je suis à plaindre mais il faut au moins qu'il serve à quelque chose.

- En parlant de la famille royale Roksana. J'ai entendu dire qu'il y avait un mariage royal à la Cour. Le frère du Tsar à ce que j'ai entendu. Ils ont fait appel à vous? Ca fait quelques jours que je n'ai pas vu ton patron donc je ne l'ai pas entendu pavoiser pour ca.

L'avantage d'être dans ce bar, c'est qu'on est au courant de tout sans que personne ne s'intéresse à toi. J'aime bien cette situation. J'ai toutes les informations sur tout et ca n'a pas de prix.

- Sinon ils ne feront appel qu'à toi. Tu es la meilleure de toutes façons. Celle qui a le plus de caractère en plus.

Finalement, je décide de me prendre un café moi aussi. Après tout, il fait plutôt froid et je viens de finir de ranger tous mes achats de la matiné.

Je souris:

-C'est normal que monsieur aille voir les prostituées! Madame lui refuse sa chambre. Ca donne lieu à des situations plus que grotesques, tu imagines! Lui, en pyjama devant sa porte à pleurer comme un enfant. C'est plus que pathétique, c'est répugnant!

Je hoche la tête quand il parle de la fête de mariage:

-Oui, ils ont fait appel au théâtre. Mais tu crois que monsieur se donnerait la peine d'organiser quoi que ce soit? Et bien non, à nous de nous débrouiller. Pourquoi il y a un patron, tu peux me le dire? Alors du coup, ça part dans tous les sens. Et il y a deux ou trois filles qui sont assez pénibles avec leur volonté de commandement. L'ambiance est plutôt tendue, pour tout dire...

hj : la signature de denis est mégalo, j'adore!

- Ainsi, Madame lui refuse sa chambre. Elle est bien délicate vu ce à quoi elle ressemble. Aucun autre homme ne voudrait faire ca alors à quoi bon refuser?

Je réfléchis un instant en entendant Roksana me dire dans quelle misère ils sont à cause de son patron qui est incompétent. Il ne faut pas laisser faire ca alors j'ai peut être une solution.

-Si tu veux, je peux racheter son théâtre et devenir ton nouveau patron.

Je ne disais pas ca très sérieusement. Pour Roksana comme pour moi, il était préférable que je ne sois pas son patron, ca changerait trop de choses que ni l'un ni l'autre ne voulons voir changer.

- Bon d'accord, je ne deviendrais pas ton patron, mais j'engagerai un vrai leader pour vous et ce serait bien mieux. Et puis si jamais il refuse, il sera toujours temps de s'organiser pour qu'il soit obligé d'accepter. Alors tu en dis quoi?

J'ai éclaté franchement de rire en entendant Denis me proposer de reprendre le théâtre. C'est une très mauvaise idée! Et lui même s'en rend compte d'ailleurs. Et sa proposition suivante est bien plus sérieuse et intéressante : mettre quelqu'un d'autre à la place de monsieur et son dindon. Le tout, c'est de trouver qui mettre à la place. Mais le connaissant, il a sûrement déjà une idée. Denis a un réseau de relations qui dépasse largement ce qu'un être humain normal peut envisager...

-Tu as déjà une idée de qui tu vas mettre à la place? parce qu'il doit être aussi capable de donner le change aux nobles du palais... Il faut qu'il tienne la barre, mais aussi qu'il soit acceptable par nos clients, qui, de ce point de vue, sont plus qu'exigeants...

Je frappe trois coups à la porte du rat d'égouts et j'entre, comme convenu. Une jeune femme est déjà accoudée au bar, une tasse devant elle. Je sors mon sourire charmeur de circonstances et je m'avance, en faisant attention à adopter la démarche féline qui plait tant aux femmes. On ne sait jamais...

-Madame. je dis, en lui faisant un baise-main.

Elle me dévisage avec le plus grand des étonnements, et vue la situation, il est fort probable qu'elle et Denis soient amis. Mais dans le doute, je joue les gentlemen.

-Salut Denis.

Je ne lui rappelle pas qu'il avait une petite affaire à voir avec moi, ne sachant pas si la jeune femme est au courant de nos... "arrangements".

De plus en plus intriguée, je regarde un homme jusqu'alors inconnu entrer dans le bar, me faire un baise-main, une petite révérence et m'appeler Madame. Un noble qui traîne au rat d'égout, et le matin? Il y a anguille sous roche... Je me tourne vers Denis, qui doit connaître l'inconnu, puisqu'il ne le jette pas dehors à grands coups de pieds dans le derrière.

Je n'ai pas le temps de répondre à Roksana que Lev entre déjà dans le bar. Lui aussi est admis aujourd'hui. Il devait même passer.

- Salut Lev. A l'heure exactement. Comme d'habitude.

Je me tourne vers Roksana avec un sourire.

- Voilà ton nouveau patron. Lev Dmitrov. Il sera parfait pour reprendre le théâtre. Il a même les manières des nobles, c'est dire comme il va bien se fondre dans le décor.

Et j'ajoute pour Lev :

- Je vais envoyer un message à Evgeny pour qu'il vienne ce soir au bar. Je lui proposerai mon prix pour le théâtre. S'il accepte on ne va pas plus loin, je le paye et je te nomme à la tête du théâtre dès demain soir. S'il refuse, je lui fais comprendre qu'il n'a pas le choix de toutes façons. Donc soit là ce soir, on le fera signer. Et ne t'inquiète pas pour Roksana, elle ne dira rien, elle est d'accord avec moi, cela va de soi. Donc je te suggère de venir vers vingt heures ce soir.

Je regarde Roksana à nouveau avec un sourire et lui dit :

- Alors, c'est mieux non? Ah et j'aimerais mieux que tu ne sois pas mêlée à ca, de près ou de loin, on ne sait pas ce qui peut se passer après tout, donc je préfèrerais que tu viennes plus tard ce soir si tu veux bien. Qu'Evgeny ne te voit pas dans le coin.

Je hoche la tête et laisse tomber mon sourire ravageur pour laisser parler le naturel:

-Et s'il résiste, on saura le persuader.

Je tapotte distraitement le pli de mon manteau, où se cache un couteau redoutablement effilé. Je suis passé maître dans l'art du maniement de la lame. Et Denis le sait, il a eu recours à ce talent bien des fois. Et les porcs de St Pétersbourg se sont régalés.
Je fais un sourire à ma première danseuse, mais un sourire vrai, cette fois:

-Bah, qu'elle soit là ou pas, quand on en aura fini avec lui, ça n'aura plus d'importance...

Mort ou vivant, il aura quitté St Pétersbourg. C'est ma façon de régler les problèmes.

Oui, nous saurons le persuader et si on n'y parvenait pas, on saura aussi très bien le finir, ca ne fait aucun doute. Lev est parfait pour tout ca et parfait pour reprendre le théâtre donc tout sera parfait en fait. Tout se combine parfaitement en plus.

- Non Lev, je ne veux pas qu'elle soit là. Quelque soit la fin de l'histoire. On ne doit pas la voir ici avant que cette affaire ne soit réglée. Après, si tu insistes Roksana, tu peux toujours être là, je ne peux pas, de toutes façons, t'empêcher de venir ici. On le sait tous les deux. Je dis juste ma préférence.

Ah oui, il faut que je n'oublie pas un point important aussi.

- Lev, demain soir, avant le spectacle que les filles donnent au théâre, on annoncera tous ces changements. Je te présenterai officiellement comme le nouveau gérant du théâtre.

Je n'avais ni l'envie ni le talent pour occuper cette place. Mais investir et recevoir de l'argent, ca je sais faire mieux que quiconque. Il n'y a d'ailleurs que moi qui sait tout ce que je possède ici à Saint Petersburg. Et je sais aussi que personne n'osera me voler le moindre centime parce que ce ne serait pas simplement un travail que le voleur ou la voleuse perdrait, non ce serait bien plus que ca.

Je hausse les épaules:

-Comme tu veux. Si tu veux bien, je crois que le mieux serait de forcer l'ancien patron à me présenter lui-même. Ca ferait moins coup d'état, si tu vois ce que je veux dire. Et ensuite, il faudra convaincre le Tsar, mais j'en fais mon affaire. Il verra bien qu'il y gagne au change...

Après tout, personne ne connait mieux que moi le monde du spectacle, depuis que je suis bébé, je nage dedans. Jusqu'à mes 20 ans, j'ai fait partie d'un cirque ambulant. Alors l'organisation et moi, c'est comme si on était frères... Quand je reprense au cirque, je me dis que je lui dois beaucoup... Et notamment mon maniement des armes. Être ambulant et dormir presque dans la rue, ça apprend à ne jamais faire de quartier.

- Oui ce serait mieux mais le temps nous manque Lev. La troupe a été choisie pour le mariage royal. Quelqu'un viendra rapidement pour sélectionner les danseuses et j'aimerais qu'à ce moment là Evgueny ne soit plus à Saint Petersburg. Plus tôt aura lieu le départ mieux ce sera. C'est mon avis en tous cas.

On pourra prévoir une mise en scène et inventer l'histoire qu'il nous faut.

- Les journaux de demain publieront son départ. Tu sais à quel point ce que je veux Saint Petersburg le veut et me l'offre sur un plateau. Ils annonceront que c'est moi qui rachète le théâtre.

Ce que personne ne sait, c'est que les trois quarts des journaux de la ville, c'est moi qui les détiens. Personne n'est au courant et je ne veux pas que cela s'ébruite. D'autant que demain avec ces annonces chocs en première page, les autres journaux ne feront pas une vente. Car cette information là, il n'y a que moi qui la détiens pour le moment.

Je tique, un peu embêté par avance. J'ai des principes très simples dans la vie, et notamment, ni maîtres ni dieux. Alors je dis, cash:

-Denis, tu sais que je t'estime beaucoup et que je ne suis jamais en désaccord avec ta façon de fonctionner. Mais là, faut mettre les choses au clair. Je ne veux pas de patron, et si tu rachètes le théâtre, de fait, c'est toi mon patron. Et ça ne va pas le faire, tu me connais. J'ai des "économies", si tu veux on l'achète 50-50. Comme ça, on est associés. Si ça te va, on bosse ensemble. Sinon, je ne suis pas ton homme.

Je veux rester ami avec Denis, et j'ai toujours fini par claquer la porte de mes patrons, toujours. C'est comme ça que ça s'est terminé, pour le cirque.

Deux hommes qui parlent affaire, ça se finit toujours dans la potée. Alors je m'ecclipse, discrètement, en espérant qu'ils s'arrangeront pour que ce Lev soit directeur. Ca nous oterait une sacrée épine du pied. Je ferme doucement la porte derrière moi et me faufile dans les rues froides de St Pétersbourg.

Roksanna part, je la regarde partir tout en écoutant Lev. Mais moi, je veux le théâtre. Le reste je m'en fous. Mais bon, pourquoi pas après tout.

- Qui te parle d'être ton patron, je veux juste récupérer le théâtre mais je ne veux aucun droit de regard sur ton travail. J'ai parfaitement confiance en toi. Pour ce qui est des bénéfices, je propose 50/50.

Lev me prend peut être pour un fou. Payer le théâtre et répartir les bénéfices à 50/50, ca ne me ressemble pas en général. Mais ce que je veux, c'est associé mon nom au théâtre. Et ca vaut tous les bénéfices du monde. Le théâtre servira mon bar, j'en suis sur.

- Ca te va? Je ne suis pas ton patron dans ce cas là vu qu'on a une répartition des bénéfices égalitaires et que je ne veux pas de droit de regard. Je tiens juste à acquérir ce théâtre. Pour tout le reste, on fonctionne en associé.

J'éclate de rire:

-Toi alors! Tu es le roi de l'entourloupe! Mais on est pareils, mon vieux, et tu sais très bien que si tu achètes seul le théâtre, ce sera, de fait, toi le vrai patron. Et peu importe la répartition des bénéfices. Pour moi, associés, ça veut dire 50/50, et dans l'achat du théâtre aussi.

Je souris encore:

-Sincèrement, si je te proposais le même marché que celui que tu me proposes, tu accepterais, toi?

- Bon 50/50 tu dis. Je n'ai pas vraiment le choix si je veux ce théâtre avec quelqu'un de compétent dedans.

Et ca reste une bonne affaire pour moi. Meilleure éventuellement même. Je n'aurais que la moitié des fonds à mettre au lieu de la totalité et mon nom sera tout de même associé à ce théâtre, à la Cour, ca reste une bonne chose.

- J'aurais refusé tout de suite mais qui ne tente rien n'a rien l'ami.

Je lui serre la main, en signe d'accord. Entre nous, pas besoin de contrat : parole donnée est parole d'Evangile.

-C'est ok alors. Marché conclu. Je rentre chez moi, on se voit ce soir.

Je sors de nouveau dans l'air froid du matin et me dirige vers chez moi, en regardant un long moment le théâtre, au passage. Dans quelques heures, il sera à nous...

- En attendant, moi, je ferme jusque ce soir.

J'attends que mon associé soit sorti et je referme à clef. Personne ne serait assez fou pour forcer ma porte de toutes façons. La seule chose qui l'attendrait serait un sort pire que la mort.